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Jos de Mul. Résonances de la mort de Dieu, après les fins de l'art. In: Figures de l'Art. Revue d'Études Esthétiques, no. X: "L'esthétique, aujourd'hui?" , Ed. Bernard Lafarque (2006), 265-277.

Résumé

Dans les théories esthétiques de ces dernières années, on peut repérer un grand nombre d’échos de la  thèse hégélienne de la mort de l'art ; notamment  dans l'œuvre d'Arthur Danto. Reprenant l'idée que l'histoire de l'art est celle de L'Esprit prenant progressivement conscience de lui-même comme Esprit, Danto soutient que, dans les œuvres de Duchamp et de Warhol, l'art est devenu sa propre philosophie. J'interpréterai ici la thèse hégélienne dans une perspective  nietzschéenne:  celle de la mort de Dieu.

Selon Nietzsche, il faut beaucoup de temps, des siècles peut-être, avant que les conséquences de la mort de Dieu ne se fassent clairement sentir. Nonobstant, nous pouvons en entendre les résonances et voir les ombres du Grand défunt. Je défendrai ici la thèse que l'art moderne est l'un de ces échos ombreux. Depuis le romantisme en effet, l'art moderne s'est développé selon une trame narrative qui, sous une apparence séculière, reproduit le récit eschatologique  du christianisme. À la fin des années quatre-vingt, la foi dans les grands récits politiques (tout particulièrement le communisme) et l'espoir que l'art a le pouvoir de nous conduire vers un avenir meilleur se sont soudainement effondrées. La crise de l'art  (post)moderne art me paraît être une -"la dernière?"- résonance de la mort du Dieu chrétien. En m'appuyant sur plusieurs exemples d'art contemporain, je mettrai en évidence les trois principales stratégies artistiques qui envisagent cette mort de Dieu : la première cherche le salut dans la restauration de certains "fondamentaux", la seconde nous invite à pousser le nihilisme jusqu'à son terme, la troisième exalte l'immanence de la transcendance  dans l'ici et le maintenant.

L’évangile de l’art moderne

Le tableau de Barnet Newman : Who’s afraid of red, yellow and blue ?III est l’une des plus fameuses icônes de l’art moderne. Depuis plusieurs années, la toile monumentale occupe  une place d’honneur dans le Het Stedelijk Museum (Musée de l'Art Moderne) d’Amsterdam.  Deux événements récents ont encore augmenté sa célébrité : sa lacération en 1986 par un vandale et sa restauration, elle aussi très vivement critiquée, par l’américain Daniel Goldreyer. Goldreyer eût beau protester haut et fort qu’il avait consciencieusement appliqué des millions de petites touches, il s’averra que, contre toutes les règles de la tradition, il avait entièrement repeint la toile avec un rouleau trempé dans de peinture alkyde; ce qui provoqua chez les amateurs d’art le sentiment que l’œuvre avait définitivement perdu son aura. Le scandale apporta de l’eau au moulin de tous les sceptiques de l’art abstrait. La principale réaction à la lacération et à la restauration du tableau prit la forme de la moquerie, car cette histoire paraissait révéler ce que beaucoup soupçonnaient depuis longtemps, à savoir que l’art abstrait est une grosse escroquerie. L’affaire prit une tournure tragi-comique lorsque Goldreyer entreprit des procédures judiciaires à l’encontre de l’Het Stedelijk museum pour atteinte à sa réputation. En janvier 1997 le musée, très déstabilisé – et allégé de plus de 2 millions de florin (ca. 1 million de euro) – abandonna la partie dans l’espoir de tirer un trait final.

Mais, les ennuis du musée n’étaient pas finis… En 1997, le vandale frappa à nouveau. Il lacèra Cathedra, une autre peinture de Newman. En outre, le musée se retrouva en butte à une nouvelle affaire : celle de l’archevêque d’Utrecht. En effet, le 15 décembre de cette même année, l’archevêque lança une grande campagne d’information, destinée aux élèves des collèges catholiques. Il fit distribuer 2300 prospectus contenant une reproduction de Who is afraid of Red, Yellow, and Blue ? Si le designer, Marijke Kamsma, avait bien reproduit une image inversée du tableau, à la place des balafres horizontales ou diagonales de plusieurs mètres de long faites par le vandale, il avait opéré une petite incision en forme de croix. Au dessus de la peinture, on pouvait lire le texte suivant :  « Qui a peur de Dieu? », et en lettres plus petites :  « Dieu a quelque chose à vous dire. A propos de vous. Sur le monde qui vous entoure. Regardez le et venez. Si vous osez. Il est là chaque dimanche (et bien sûr, tous les autres jours). »

Bien que je ne sois pas habituellement un fervent de l’humour catholique (lorsqu’il est volontaire), je trouve qu’il s’agit là d’un merveilleux jeu de mot. L’intention du poster n’était bien sûr pas de se moquer de l’art abstrait. D’ailleurs, le poster de l’archevêque est, d’une manière paradoxale, fidèle à l’esprit de l’œuvre qu’il parodie. En effet, on dit parfois des tableaux colorés de Newman qu’ils expriment le sublime, et que leur capacité à transcender la réalité quotidienne relève de l’expérience religieuse. C’est la fragilité de cette transcendance, tant artistique que religieuse, qui est mise en lumière par le vandalisme dirigé contre l’art. Quant aux balafres transformées en croix, elles témoignent du vœu pieux que le sublime divin vaincra finalement le mal.

Le lendemain de la « campagne publicitaire » de l’archevêque, la presse rapporta que, à la demande de la veuve de Newman, la Dutch Copyright Foundation (Stichting Beeldrecht) s’était décidée à traîner l’archevêque devant les tribunaux pour violation du droit d’auteur et pour avoir utilisé le tableau comme un support de propagande catholique. La cour ordonna à l’archevêque de retirer tous les posters, de publier une rectification dans les journaux nationaux et de payer une amende de 12.000 dollars. Toutefois, la fondation Copyrigh ne put empêcher qu’une nouvelle version du poster soit distribuée quelque mois plus tard, car le juge était dans le sentiment que le nouveau poster proposait une libre interprétation de Who is afraid of Red, Yellow, and Blue ? III, et, qu’à ce titre, il pouvait être considéré comme une nouvelle création.

Même si on peut comprendre les considérations idéologiques de la veuve du peintre juif, le monde de l’art, dans une très large majorité, remarquablement approuva l’attitude de la fondation Copyright aussi. Artistes, critiques, et directeurs de musée décrièrent tous l’acte blasphématoire de l’archevêque. L’artiste Rudy Van de Wint résume parfaitement leur état d’âme dans le journal national NRC Handelsblad du 30 décembre 1997 : « c’est un scandale que l’église, qui a le devoir de protéger ce qui est fragile, tout spécialement la peinture d’un grand peintre juif comme Newman, se comporte comme une institution parasite et participe non sans légéreté à la culture post-moderne du divertissement. Le charme est rompu, cela est bien clair ». (Van de Wint, 1997)

C’est un commentaire révélateur. S’il y a une constante dans l’histoire de l’art moderne du 20ième siècle, c’est certainement la longue suite de parodies, de provocations et d’insultes que les artistes ont manifestées envers la société, et plus particulièrement contre la religion. Dans sa réponse à l’auteur de l’article dans le même journal, l’archevêque met le doigt sur le point qui fâche quand il remarque que les arts :  « ont eu la soudaine révalation de leurs propres vaches sacrées ». (Wits, 1998).

La dernière phrase de la lettre de Van de Wint montre pourquoi le monde de l’art a réagi si violemment à la provocation de l’archevêque. Tout en poussant l’observateur dans la voie d’une transcendance religieuse, l’affiche de l’archevêque peut également apparaître comme une moquerie à l’encontre des sentiments d’exaltation que l’art provoque dans le cœur des non croyants. De plus, on peut deviner en filigrane la joie malicieuse que prend une foi moribonde à constater que la nouvelle "religion de l'art" n'est pas capable, elle non plus, de tenir ses promesses. C’est offensant. Cela trouble certainement l’amateur d’art, qui éprouve des doutes sur l’Évangile de l’art moderne. Le charme est rompu. Le roi est nu. Toutes ces attaques contre l’art moderne, qu’elles viennent du vandalisme, de parodies épiscopales, de la critique d’art, voire de l’art de ces dernières décennies, donnent à craindre que la portée symbolique et culturelle de l’art touche à sa fin. Ceci devrait faire réfléchir également ceux qui ne vouent aucun culte à l'art moderne. La diabolisation de l’art moderne est le signe d’une crise profonde de la culture occidentale, une crise douloureusement remise au premier plan par le jihad islamique.

 

Les fins de l'art

En février 1979, sept ans avant que Who is afraid of Red, Yellow and Blue ? ne soit lacéré, le peintre Hervé Fischer réalise une étrange performance au Centre Georges Pompidou à Paris. Il est habillé en vert, et d’une chemise indienne blanche brodée de fleurs. Is se guide d’une main à la corde blanche suspendue à la hanteur de ses yeux. De láutre main il tient un micro dans lequel il dit au long du chemin. Au rythme du tic tac d’une horloge l’artiste déclame:  « d’origine mythique et l’histoire de l’art. Magique. Yeux. Anse. Isme. Isme. Isme. Isme. Isme. Néoisme. Isme. Isme. Lque. Han. Ion. Hie. Pop. Hop. Kitsch. Asthme. Isme. Art. Hic. Tic. Tac. Tic ». Arrivé à un pas du milieu de la corde, il s’arrête et dit : « Simple artiste, dernier-né de cette chronologie asthmatique, ce jour de l’année 1979, je constate et je déclare que l’histoire de l’art est terminée ». Il avance d’un pas, coupe la corde et dit : « L’instant où j’ai coupé ce cordon est l’ultime événement de l’histoire de l’art ». Laissant tomber à terre l’autre moitié de la corde, il ajoute : « Le prolongement linéaire de cette ligne tombée n’est qu’une illusion paresseuse de la pensée » (Fischer 1981, 78).

Certaines histoires comportent un grain de sel. C’est le cas de celles qui racontent la fin de l’art. En effet, jamais auparavant dans l’histoire de l’art occidental, une époque n’a vu éclore autant d’artistes ni autant d’œuvres. Quant au public, il semble de plus en plus intéressé par l’art. Des expositions gigantesques, même celles qui concernent l’art moderne, attirent des millions de personnes. Enfin, l’art lui-même n’a pas hésité de transgresser son propre domaine. Dans les dernières décennies, la culture occidentale a connu une esthétisation très importante. Depuis les années 80, il semble bien que morale et politique aient perdu toute signification. La tendance qui vise à remettre à leur place normes et valeurs ne fait que confirmer leur échec. Le citoyen moderne est, pour l’essentiel, un consommateur à la recherche de biens et de services susceptibles d'enrichir sa vie. Dans cette « économie d’ expérience » (Gilmore et Pine 1999), nos corps -eux aussi- deviennent l’objet d’un relooking sans fin. De plus en plus, l’existence humaine (« Dasein ») devient une question de design. Le travail, la sexualité et la religion relèvent désormais d’une question de goût esthétique personnel, de style de vie. Vu sous cet angle, l’homme politique populiste néerlandais Pim Fortuyn, qui incarne bon nombre de ces aspects de l’esthétisation de l’existence, peut être considéré comme la parfaite icône emblématique de la culture contemporaine. Ainsi, même si  l’on a pu parfois dire  que la fin de l’art était imminente, il semble bien  que cette fin-là  soit maintenant plus éloignée que jamais.

Fischer n’est pas le seul à soutenir ce point de vue. En 1984 le célèbre philosophe américain Arthur Danto publie un article intitulé : « The end of art » (in Lang 1984 ; Danto 1986). Danto ne nie pas que les artistes n’ont jamais été aussi libres et qu’ils n’ont jamais créé autant  d’art que depuis que l’art est mort. Ce qu’il veut dire, c’est que les œuvres produites depuis La Boîte Brillo, n’ont plus aucune importance historique. C’est pourquoi il appelle cette période : l’ère post-historique. Selon lui, l’artiste post-historique est condamné à être un théoricien ; et son principal « travail » consiste à soulever des questions philosophiques par le seul médium de l’art. Ainsi, en disposant un amoncellement de boîtes Brillo, Warhol aurait soulevé la question philosophique fondamentale, qui consiste à distinguer ce qui fait d’un objet d’art un objet d’art.

En vérité, ce n’est pas Danto qui a inventé cette théorie de la fin de l’art. Il l’a empruntée à Hegel. Dans son Esthétique, Hegel applique au domaine de l’art sa thèse fondamentale, selon laquelle L’Histoire du monde met en œuvre un processus irrépressible de spiritualisation. Il ne s’agit pas seulement du dépassement du stade artistique par le stade religieux ou du religieux par le philosophique ; car on peut retrouver ce même procès de rationalisation dans chaque domaine. Ainsi, au terme d’un travail de purification par désensibilisation ou dématérialisation, l’art en viendrait finalement à exprimer des idées. Bien avant Danto, Hegel développe cette thèse selon laquelle l’art trouve sa fin dans le concept, et, de plus il semble également anticiper l’esthétisation post-moderne de l’existence  lorsqu’il il écrit : « c’est bien sûr une possibilité pour l’art de devenir un jeu ou un objet de décoration. Il donne de l’agrément à notre vie ou bien veille à pouvoir les objets utiles d’une apparence plaisante. » (Hegel 1984, vol. 1, 18).

Hegel distingue cette même tendance dans la politique. Selon lui, la politique est menée d’une manière de plus en plus rationnelle, et l’état prussien peut être considéré à la fois comme la fin de l’histoire et son acmé. Une telle analyse peut aussi être considérée comme un excellent choix de carrière, car elle a permis à Hegel d’obtenir un traitement de professeur officiel de philosophie. Toutefois, l’histoire rechigne à rentrer dans le cadre du grand récit hégélien. On peut dire en à peu près tout ce qu’on veut des XIXe et XXe siècles, mais sûrement pas qu’ils ont manqué d’ « histoire ». Aussi, ne pouvons-nous nous empêcher de sourire avec ironie, lorsque nous entendons le néoconservateur libéral américain Francis Fukuyama annoncer gaiement dans The End of History and the Last Man (1992), que l’histoire de la politique touche à sa fin, d’une manière fort semblable à celle avec laquelle Danto a développé cette thèse dans le domaine de l’art. Dans la belle philosophie de l’histoire de Fukuyama, la politique et l’économie libérales parviendraient à leur ultime victoire.

 « Dans les deux derniers siècles, un remarquable consensus s’est fait jour sur l’efficacité et les bienfaits de l’économie et de la politique libérales. Tout le monde s’accorde à voir dans la démocratie libérale la dernière forme de gouvernement, c’est-à-dire la fin de l’histoire.» (Fukuyama 1990 ; 1992).

Nonobstant, la thèse de Fukuyama comprend elle aussi son grain  de sel. L’ère post-historique – le nouvel ordre mondial de Bush senior – a été violemment secoué par des événements historiques tragiques bien réels : le radicalisme islamique et les terrorismes internationaux.

 

La crise post-moderne de légitimation

Si Hegel, Danto et Fukuyama s’accordent à voir dans la fin de l’art une histoire merveilleuse, Fischer dans sa performance comme dans son livre : L’histoire de l’art est terminée, paru un peu plus tard, fait entendre une note un peu moins optimiste (1981). Il évoque une crise sérieuse des idéologies des avant-gardes. Cette crise commence à la fin des années 70. Elle met un terme à un temps glorieuse où tous les artistes, qu’ils soient connus ou non, pouvaient croire que leur personne ajouterait un nouveau chapitre à une épopée magnifique. Aujourd’hui, les œuvres d’art racontent au mieux l’histoire d’un individu ; qu’il soit artiste ou artisan. Selon Fischer, ce qui touche à sa fin, c’est la notion d’histoire conçue comme une ligne de progrès continu. Sa manière de couper la corde dans sa performance de 1979 symbolise la fin « de cette illusion paresseuse de la pensée » (Fischer, 1981, 78). En 1884, l’historien de l’art allemand Hans Belting publie L'histoire de l'art est-elle finie?, (Das Ende der Kunstgeschichte). Dans ce livre, il fait référence à la performance de Fischer et développe des perspectives similaires (Belting 1983, 11-12 ; cf. Belting 1995). Belting affirme que les artistes comme les théoriciens ont totalement perdu la foi dans le progrès. Tout a déjà été fait. La post-modernité est le règne du caprice et du pastiche en tout genre, morigène Belting. Dans sa critique de la postmodernité, l’historien de l’art s’en prend plus particulièrement au vacillement des frontières entre la haute et la basse culture et au développement des nouvelles technologies comme la vidéo, l’ordinateur ou l’internet. Il met aussi en cause la confrontations entre l’art moderne occidental et l’art des autres cultures ; car cette mise en regard ne serait  qu’un effet de la globalisation et de la formation de sociétés multiculturelles.

Ce que Fischer et Belting désignent ainsi est ce que Lyotard nomme dans La condition post-moderne (qui parait en en 1979, l’année où Fischer réalise sa performance) : « la fin des grands récits ». Selon Lyotard, les grands récits reposent sur la philosophie de Hegel ou de Marx. Ils croient aux progrès techniques et scientifiques. Le néo libéralisme a ruiné cette croyance et cette légitimation. Cette perte de croyance est en grande partie une conséquence des grandes sommes d’informations contradictoires distillées par les sociétés contemporaines de communication.

Si Hegel peut être considéré comme le grand père des grands récits, on peut sans aucun doute faire de Nietzsche le père de l’ironie postmoderne. Selon Nietzsche, les grands récits, même masqués sous des formes séculières, sont des échos du récit eschatologique chrétien : la théorie des fins dernières. « Fichte, Schelling, Hegel, Feuerbach, Strauss, tous des relents de théologiens et de prêtres », tance-t-il dans une note de 1884 (Nietzsche, 1967, vol.2, 262). Dans un célèbre passage du Gai savoir (III, §125), Nietzsche évoque la figure d’un fou qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, court sur la place du marché en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » L’insensé suscite une grande hilarité parmi les hommes rassemblés sur la place, car eux ne croyaient plus en Dieu depuis longtemps. L’insensé se met alors en colère et leur hurle : « Dieu est mort bien sûr, mais vous qui riez, vous n’avez pas réalisé ce qu’un tel événement entraîne : la ruine de tout ce qui a été construit sur la foi en Dieu, la croyance en des critères indubitables qui permettaient de distinguer le bien du mal, la beauté de la laideur ». La mort de Dieu, insiste Nietzsche, est le plus grand acte accompli dans l’histoire. Mais les hommes n’ont pas encore pris conscience de ses conséquences nihilistes. Nietzsche prédit que dans les deux prochains siècles, l’Europe sera recouverte d’ombres noires et qu’elle entrera dans une période de guerres d’une violence sans précédent.

On peut raisonnablement dire que les prédictions de Nietzsche se sont avérées beaucoup plus justes que les fins radieuses de l’histoire inspirées par la philosophie hégélienne. L’Europe en effet a connu des guerres nombreuses et atroces. Quant aux progrés scientifiques et technologiques, n’ont-ils pas révélé leur nocivité ? Lorsque les masques sont tombés, les grands récits qui les accompagnaient ont eux aussi été balayés. La chute du mur (de Berlin) n’annonce pas que la fin du marxisme. Elle annonce aussi le cynisme de la politique de Bush junior, qui est en train de détruire avec brio les convictions de ceux qui ne doutaient pas encore des bienfaits d’une économie et politique (néo)libérales. Eu égard à ces démentis atroces, il peut paraître de peu d’importance que les espoirs messianiques des avant-gardes n’aient pas été confirmés par la réalité. N’est-ce pas ?

 

Des invités indésirables

Si nous voulons comprendre le sens du diagnostic que Nietzsche porte sur la crise de la culture occidentale, nous devons regarder de près sa philosophie de la vie. Dans L’Anté-Christ, Nieztsche définit la vie comme « une force de croissance en quête de permanence, de force et de pouvoir » (Nietzsche, 1967 vol.6, 172). Selon Nietzsche, partout où la volonté de puissance et une solide confiance en soi manquent, les valeurs nihilistes prédominent. Le nihilisme de la culture moderne européenne coïncide avec la chute du christianisme. Une renaissance du christianisme n’offrirait cependant aucune solution, car le christianisme est nihiliste dans son essence même, puisqu’ il subordonne la valeur de la vie à la promesse d’un au-delà : « Dieu est une formule qui sert à répudier l’ici et le maintenant, au nom du mensonge de l’au-delà ». (Nietzsche, 1967, vol.6, 185). En conséquence, le nihilisme qui menace la culture moderne comme un invité indésirable est, selon Nietzsche, autant le résultat d’une sécularisation que la véritable finalité du christianisme, de son incapacité à vivre dans la lumière de la finitude tragique de l’existence. C’est à cause de cela que le christianisme vit sous ces ombres séculaires que sont la foi dans un futur utopique ou l’espoir que la science trouvera les moyens de nous rendre immortels. Dans la culture postmoderne, ces croyances sont dénoncées comme des illusions. Ce qui réchappe à la désagrégation du nihilisme, c’est ce que Nietzsche appelle le « dernier homme ». Le « dernier homme » est une figure de l’existence postmoderne. Ayant perdu sa foi et ses idéaux, le « dernier homme » n’est plus touché par quoi que ce soit. Il cherche à faire taire l’insatisfaction lancinante qui le ronge en se gavant des objets que la société de consommation produit en abondance. Il est difficile de vaincre le Jihad du libéralisme avec de tels hommes. Fukuyama parvient à la même conclusion dans son livre précité. Dans le derniere part de titre de ce livre - La fin de l’histoire et le dernier homme  - on reconnaît l’invité sans carton de Nietzsche. Il se montre d’une manière encore plus prégnante dans Le Grand Démembrement, que Fukuyama publie en 1999.

Toute la philosophie de Nietzsche peut être regardée comme une suite ininterrompue de tentatives pour trouver une réponse au nihilisme. Quelques unes des pistes qu’il a prises, notamment celle de « la bête blonde » marchant au future avec assurance, provoquent un sentiment de dégoût ; peut-être aussi  le destin de l’expérience (néo)libérale de notre siècle.

Dans d’autres textes, Nietzsche met ses espoirs dans l’ art ;  non pas toutes formes d’art, cependant. Bien trop souvent en effet, les artistes gaspillent leur énergie à célébrer vainement un au-delà religieux ou une utopie politique. Ils deviennent alors les serviteurs de telle ou telle forme de nihilisme. En m’inspirant de la pensée nietzschéenne sur les effets de la mort de Dieu à notre époque, je distinguerai trois types de réactions artistiques.

La première stratégie, la restauratrice, part de la supposition que nous-mêmes – comme l’a exprimé Steiner dans Real Presence – devrions « parier sur la transcendance » (Steiner, 1989, p. 214). Dans le domaine de la religion, cette stratégie aboutit à de nouvelles formes d’un fondamentalisme chrétien, en partie en réaction à de nouvelles formes équivalentes d’un fondamentalisme islamiste dans le monde occidental (cf. Gray 2003). Dans le domaine de l’art, cela aboutit à la restauration de styles et de formes « pré-modernes », tels que le retour de l’art figuratif dans les arts visuels depuis l’époque des Neue Wilden dans les années quatre vingt, le retour de la tonalité en musique après un sérialisme absolu, et le retour de la narration « classique » en littérature après l’époque de la nouvelle expérimentale. Et, bien entendu, la restauration de contenus pré-modernes. Nous ne pensons pas seulement à des films tels que The Passion of the Christ (2004) de Mel Gibson, mais également à « l’art vidéographique » outrageux d’Osama bin Laden, ou encore à celui des preneurs d’otages occidentaux en Iraq. Toutefois, on peut douter que les films occidentaux tels que The Passion of the Christ accroîtront le désir du peuple de mourir dans un jihad chrétien, libéral et artistique. Après tout, aux Pays Bas, Theo van Gogh n’est sûrement pas mort en martyr mais plutôt comme une victime involontaire d’un meurtre brutal. N’ayons pas de regrets ; ceux qui sont passés par le nihilisme ont bien des raisons pour préférer la vie à la mort.

La deuxième stratégie prend la mort de Dieu comme un fait accompli, et elle choisit de endurer le nihilisme qui en résulte. Alors que dans le domaine de la religion, cette stratégie rejoint la tradition d’une « théologie négative », dans laquelle toute référence au Transcendant est impossible, dans le domaine des arts, cette stratégie poursuit « l’iconoclasme artistique » de la tradition à laquelle Newman, Cage et Mallarmé appartiennent. Selon cette réinterprétation, la toile (presque) vide, la page et la narration (presque) vides, visent avant tout à « laisser ouvert l’espace laissé vide par la mort de Dieu ». Cependant, dans une perspective purement nietzschéenne, nous pouvons douter de la valeur de ces formes artistiques de « nihilisme passif ». Dans cette même perspective, nous devrions également nous demander si l’ironie postmoderne à l’égard des grands récits est capable de nous sortir de l’impasse. Bien sûr, l’ironie s’avère fort utile lorsque les fanatiques religieux ou laïques se montrent  bavards et, de plus, tiennent parole ; mais, si elle n’est pas soutenue par l’enthousiasme, ne devient-elle pas, elle aussi, une forme de nihilisme passif ? (Cf. De Mul, 1999, 9-30).

La troisième stratégie a ceci de commun avec la seconde, qu’elle a la conviction qu’un retour aux dieux (artistiques et religieux) du passé est impossible ; mais elle cherche à aller au-delà du nihilisme implicite, vers le royaume d’une transcendance immanente. Tant dans les domaines artistiques que religieux, l’intention est ici d’affirmer la transcendance horizontale du fini « ici et maintenant ». Si l’art aujourd’hui peut contribuer aujourd’hui à la lutte contre le nihilisme passif, c’est qu’il est en mesure de le faire, car il a toujours été un stimulateur de l’éros et de la vie. Les artistes, souligne Nietzsche, « n’ont jamais perdu de vue le grand mouvement de la vie, car ils ont toujours aimé les choses de ce monde, et ils ont toujours entretenu de bons rapports avec leurs sens ». C’est ainsi que l’art peut être compris comme le gardien de notre fragile finitude. Rorty souligne que La case de l’oncle Tom a davantage contribué à améliorer les conditions de vie de la population noire aux U.S.A que tous les grans discours philosophiques sur l’universalité de la morale (Rorty, 1991, vol.2, 66-84). Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’un art qui chante la vie, et qui en même temps nous fasse prendre conscience de sa précarité (cf. Mul 2004).

Pour terminer, permettez-moi d’illustrer ma thèse par un seul exemple très simple. Il y a quelques années, quand j’ai été Curator invité dans le centre d’art Het Rijnoeverhuys d’Arnhem, J’ai réalisé une exposition ayant la finitude humaine pour thème. L’un des artistes retenus était Geer Pouls, de Rotterdam. Pour l’occasion, il avait installé un tas de citrouilles sur une table en guise de nature morte. En bien des points, son installation rappelait la tradition des vanités germaniques. Nonobstant, dans la nature morte de Pouls, le procés de transformation n’était pas montré de manière symbolique mais comme un fait réel. Les citrouilles se décomposaient lentement tout au long de l’exposition.

Le pourissement exposé ici ne faisait toutefois pas d’allusion à une réalité de l’au-delà. La composition montrait simplement le caractère transitoire de toute forme de vie. Grâce à sa composition, aux couleurs, au mouvement subtil et perpétuel de la lumière qui entrait par la fenêtre et se posait sur les citrouilles, à l’odeur douceâtre de la décomposition, l’œuvre a réussi à me remémorer l’inimaginable richesse que possède la vie, malgré sa fragilité, ou bien au contraire grâce à sa fragilité. Seul l’art capable de provoquer de telles sensations mérite -même si ses intentions ne sont absolument pas religieuses- une vie après sa mort.

 

Bibliographie

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